Paralysie systémique

Mon implication au sein d’Ingénieurs sans frontières m’a permis d’apprendre énormément sur le développement international et le changement social. On m’a amenée à me poser des questions difficiles, critiques et nécessaires quant au pourquoi et au comment du développement international. Surtout, on m’a brainwashé appris à voir les problèmes complexes comme un système, ce que nous appelons un peu pompeusement dans notre jargon la pensée systémique. En gros, il s’agit de voir comment les acteurs et actrices d’un systèmes sont interreliés, comment différents facteurs (argent, information, pouvoir, etc.) circulent entre eux et elles en les influençant et où est-ce qu’on se trouve soi-même dans ce système. Ensuite, on est en mesure de se demander où et comment on peut agir dans ce système pour le changer d’une façon qui, on l’espère, pourra l’améliorer de façon durable. On l’espère, parce qu’on ne peut pas prévoir exactement comment réagira ce système complexe. Cours de pensée systémique 101.

C’est avec ceci en tête que j’ai vécu les derniers mois. Lors de mes discussions avec les femmes, j’ai commencé à sentir de plus en plus qu’elles souhaitaient que je leur apprenne quelque chose qui pourrait les aider. Je sentais même que certaines l’exigeaient comme quelque chose qui leur était dû et cela me mettait mal à l’aise.

Comment, avec les quelques semaines qui me restaient, pourrais-je monter un projet avec ces femmes qui pourrait réellement les aider et de façon durable en plus? Comment pourrais-je, en si peu de temps, leur apprendre quelque chose qui nous permettrait, ensemble, de changer le fameux système? Mission impossible. Paralysie systémique. Non : plutôt ne rien faire que de tenter quelque chose qui semble voué à l’échec.

Étais-je en train de refuser à des personnes désireuses d’apprendre de le faire? Étais-je en train d’égoïstement refuser de partager? Je me réfugiais dans mon rôle de chercheure, me disant que c’était de la recherche que j’étais venue faire ici et non du développement. Je ne voulais pas tenter quelque chose qui n’apporterait visiblement pas de changement systémique. Ça ne fonctionnait pas, tout ça. Je ressentais dans mon coeur que je n’étais pas moi, mais j’étais paralysée par la pensée que quelques semaines ne suffiraient pas à changer le maudit système. J’ai alors eu une bonne conversation avec une personne très chère à mon coeur qui m’a donné le coup de pied au derrière qu’il me fallait en me disant d’oublier tout ce que tout le monde me disait. « Get out of your own way! », m’a-t-elle dit. « Demande-toi ce que Catherine Cyr Wright est capable de faire. Dans six semaines, cette fenêtre d’opportunité se referme… »

Quel soulagement! Je me suis donc laissée aller à faire quelque chose pour ces femmes qui avaient si généreusement partagé leur temps et leurs pensées avec moi. Je leur ai proposé cinq projets possibles, parmi lesquels elles devaient en choisir un. Inspirées par cette vidéo que nous avions regardée ensemble lors d’une des entrevues de groupe, nous avons ensemble appris à faire des serviettes sanitaires réutilisables. J’ai rassemblé le matériel et les outils nécessaires et leur en ai fait cadeau afin qu’elles puissent continuer par elles-mêmes après mon départ.

Dans ma tête, je les voyais bien former une petite entreprise en groupe, se diviser le travail, se donner chacune un rôle et partager les profits. Je trouvais que ça avait du potentiel. Au fil des rencontres, je me suis aperçue qu’au fond, ce groupe n’était pas naturel, ces femmes ne voulaient pas nécessairement travailler toutes ensemble. J’étais déçue et, je dois l’avouer, un peu découragée. Toutefois, ça, c’était ma vision. Vous connaissez mon penchant pour la collaboration. Or, de leur côté, elles préféraient y aller individuellement ou peut-être en plus petits groupes. Est-ce mieux ou pire? Je ne sais pas, mais comme c’est ce qu’elles souhaitaient, j’ai séparé tout le matériel que j’avais réussi à amasser en neuf.

Je n’ai pas changé le système. Je n’ai pas su créer un groupe de travail durable. Je n’ai pas réussi à améliorer de façon significative la condition de vie de ces femmes. Nous avons cependant appris à faire quelque chose ensemble et hier, alors que je faisais ma tournée d’au revoir dans les maisons de Lhomond et que quelques-unes de mes participantes étaient en train de coudre lors de ma visite, je me suis dit bien humblement que je leur laissais tout de même un petit quelque chose.

La question d’humanité

Certaines gens vivent dans des conditions si difficiles qu’on doit se poser honnêtement la question d’humanité dans leur cas. L’identité humaine ne peut-elle pas être touchée dans son essence quelques fois? Faut-il un minimum de confort pour accéder au titre d’humain ou est-on humain quelle que soit la condition dans laquelle on vit?

Dany Laferrière, Le cri des oiseaux fous

Alors qu’à la mi-mars, je faisais la route vers la ville des Cayes dans un taptap bondé, je regardais les petites maisons semi-terminées qui bordaient la rue, les gens qui y vivaient, qui y survivaient parfois. Je sais, j’ai parfois la curiosité mal placée. À l’approche de la ville, on commençait à voir une plus grande densité, des maisons faites de tôle, de bois, de bouts de béton et de vieilles bâches généreusement marquées USAID.

Nous sommes les autres pays, on vous donne des choses et on les marque du sceau de notre nation, n’oubliez pas que c’est grâce à notre générosité sans bornes que vous en êtes là. C’est aussi en bonne partie grâce à nous que vous en restez là, que vous faites du surplace dans des conditions si difficiles que Dany Laferrière pose la grave question d’humanité. Grâce à nous, vous avez bien lu. Sur cette planète mondialisée, nous sommes toutes et tous en relation les uns et les unes avec les autres. L’origine de ces conditions ne nous est pas étrangère : elle est dans nos politiques fédérales et provinciales, dans notre panier d’épicerie, dans notre garde-robe.

Au départ, j’avais envie d’écrire pour dénoncer les inégalités abyssales que j’observe chaque jour ici, en Haïti. Ensuite, je me suis dis que tout le monde le sait déjà ou du moins s’en doute. Nous le savons. Nous le savons et pourtant rien ne change. C’est alors que j’ai pensé proposer des solutions qui certes sont à long terme mais peuvent tout de même avoir un impact en bout de ligne. Et on peut poser ces actions chaque jour, dans notre confort canadien.

Nos politiques. Est-ce que les compagnies minières canadiennes telles Majescor qui exploitent l’or en Haïti (et ailleurs) paient des redevances ou même des impôts au gouvernement haïtien? Est-ce qu’elles paient leurs employé-e-s décemment? Est-ce qu’elles minimisent leur impact environnemental? Comme le dit si bien Alain Deneault, « un gigantesque Frankenstein économique s’apprête à pomper une eau qui sur place vaut déjà de l’or, puis à mettre à mal un des derniers écosystèmes qui vaillent au pays » (tiré du collectif Bonjour voisine). Est-ce que nos politiques d’aide publique au développement sont dirigées vers les pays qui en ont le plus besoin ou vers ceux qui peuvent influencer nos intérêts économiques? Nous pouvons et nous devons exiger de nos élus de meilleures politiques en matière de commerce international, mais aussi en ce qui concerne le développement international.

Notre panier d’épicerie. Le sucre, le chocolat et le café sont des industries au sein desquelles on retrouve malheureusement encore beaucoup d’esclavage et de travail d’enfants, sans compter les grandes plantations qui, si elles offrent un salaire à leurs employé-e-s, il ne suffit souvent pas à leur assurer une vie décente. Prendre l’habitude de faire le choix de produits issus du commerce équitable peut contribuer de façon significative à améliorer les conditions de vie des personnes qui nous fournissent ces produits de luxe dans notre climat nordique. Ça vaut aussi pour les épices, les bananes, le lait de coco, les avocats, les pamplemousses, le riz, le thé et bien d’autres encore.

Notre garde-robe. Le documentaire The True Cost (à voir!) fait beaucoup mieux que je ne pourrais le faire le tour de la problématique effrayante de l’industrie du vêtement et de la mode à travers le monde. Haïti se hisse au troisième rang du prestigieux palmarès des pays où on peut faire du linge cheap au plus bas prix possible, le Bangladesh trônant en tête de liste. Grâce au travail de milliers de personnes, principalement des femmes, on peut à la fois s’acheter un t-shirt à 8$ chez H&M et enrichir en même temps une compagnie qui, grâce à son lobby auprès du gouvernement haïtien, s’assure que le salaire minimum tende vers un salaire infinimum, comme dirait Richard Desjardins, maintenant les coûts de production ridiculement bas. La solution? Informons-nous sur la provenance de nos vêtements, achetons moins et achetons de la meilleure qualité.

J’écris tout ça, espérant offrir aux gens qui seraient tombés ici même par hasard des idées d’actions concrètes et simples, mais j’ai l’impression que même ces solutions potentielles-là, on les connaît. J’ai l’impression qu’on le sait ce qu’on devrait faire, mais que c’est tout simplement difficile de changer nos habitudes. Comment faire, alors? La question de l’humanité est peut-être un élément de réponse. Nous sommes tous et toutes humains, nous devrions vivre dans la dignité, sans exception. Ce n’est pas moi qui ai souhaité les inégalités que j’observe, mais de par ma participation au système duquel je suis issue, je contribue à perpétuer ces inégalités et à les aggraver. Sauf si je commence à changer mes habitudes, une petite action à la fois. À partir de ce moment-là, je commence à mettre des grains de sable dans l’engrenage du système.

Nous avons besoin de plus de grains de sable. En fait, nous avons besoin d’un gravel pit au complet d’actions fondées sur la conviction que nous sommes toutes et tous humains.

« Bat dlo a pou fè bè »

En cette journée internationale des femmes 2016, je trouvais important de célébrer les femmes avec qui je partage mon quotidien et qui m’inspirent jour après jour. Le portrait que je vous présente aujourd’hui constitue ma propre perception, je ne prétends aucunement parler pour elles, à leur place, mais bien parler de ce que je vis avec elles, de ce que je perçois chez elles et de la façon admirable dont elles vivent.

Les femmes de Lhomond sont fortes. Elles portent de gros bokit remplis d’eau sur leurs têtes, marchant la tête haute, les bras balançant doucement le long du corps, chaque jour jusqu’à leur demeure. Elles se lèvent très tôt pour préparer la nourriture sur le feu de charbon (qu’elles ont aussi porté sur leur tête), laver, habiller et préparer les enfants pour l’école, nettoyer la maison, laver les vêtements de toute la famille, aller vendre au marché si elles ont un petit komès, etc. etc. Elles sont fortes également parce qu’elles font tout cela sans jamais se plaindre de quoi que ce soit, parce que c’est comme ça qu’on fait ici et c’est tout. N’allez cependant pas les placer dans le rôle de victimes!

Car les femmes de Lhomond sont fières. Elles sont toujours bien peignées, bien habillées, de même que leurs enfants. En voyant les timoun courir partout, jouer dans la terre et la poussière, c’est à se demander comment elles font pour les garder si propres. Elles sont fières de leur maison, de leurs enfants, mais aussi d’elles-mêmes, de tout ce qu’elles sont capables de faire. Ça se voit dans leurs yeux, elles sourient de tout leur visage.

Les femmes de Lhomond sont débrouillardes. Yo bat dlo a pou fè bè. Littéralement, elles barattent de l’eau pour faire du beurre. Il n’y a pas vraiment de travail à Lhomond. Alors elles en créent : elles achètent animaux, nourriture ou pèpè pour les revendre au marché ou dans un petit stand sur le bord de la rue. Elles font de la couture. Quand la pluie tombe, elles sarclent dans les champs. Yo fè on ti degaje. Elles se débrouillent, question d’avoir un petit revenu et de ne pas dépendre de leurs conjoints, quand elles en ont. Bien sûr, il y a des jours où c’est plus difficile de se créer du travail. Oui, ça arrive qu’elles ne peuvent faire à manger pour elles et leurs enfants pendant trois jours parce qu’elles n’ont pas réussi à se débrouiller « assez ». Ça arrive.

Dans ces cas-là, les femmes de Lhomond sont solidaires. Celles qui le peuvent font toujours un peu plus de nourriture pour ceux et celles qui passeraient par là et qui auraient le ventre creux. D’autres vont prêter ou donner un peu de nourriture à celles qui sont dans le besoin, le temps de se revirer de bord. Elles s’occupent de tous les enfants, qu’ils soient « à elles » ou non.

Les femmes de Lhomond sont accueillantes. Lorsque vous arrivez chez elles en disant « onè! », elles répondent toujours « respè! » et vous offrent aussitôt une chaise pour vous permettre de vous asseoir, pou ou ap de yon ti chita. Elles vous offriront ensuite un café ou une assiette de riz collé ou de bananes bouillies. Si vous restez pour la nuit, elles vous offriront le meilleur lit et dormiront vraisemblablement par terre, sur une paillasse. Par-dessus tout, elles seront vraiment contentes de vous accueillir!

Évidemment, toutes les femmes de Lhomond ne sont pas les mêmes, comme toutes les femmes du monde ne sont pas les mêmes. Certaines sont timides, d’autres parlent fort et vont au devant des gens et des choses. Certaines sont plus souvent découragées, d’autres ont envie de faire avancer les choses et croient que c’est possible. Certaines portent le changement qu’elles souhaitent voir petit à petit, en commençant par leur foyer. D’où la journée internationales des femmes et non de la femme. Elles partagent toutefois la réalité de la vie à Lhomond en gardant la tête haute et l’espoir de jours meilleurs. Pour ça et pour mille autres raisons, je les admire et pense à elles un peu plus en ce 8 mars 2016.

 

 

Des actions concrètes pour M. Couillard

Même en Haïti, je tente de suivre l’actualité québécoise, surtout lorsque les ministres de la Condition féminine et de la Justice refusent de s’affirmer féministes et que notre premier ministre affirme que de savoir si l’on est féministe ou pas est « un débat inutile », préférant des « actions concrètes » pour arriver à l’égalité ou, du moins, arriver à sa fameuse « zone paritaire » de 40% de femmes. Faut-il se rappeler qu’il a lamentablement échoué à constituer un cabinet ministériel dans cette « zone paritaire » ? Anyways. Puisque le féminisme est (enfin) un peu plus dans le débat public et avec la journée internationale des femmes qui approche, je me suis dit que j’en profiterais pour vous expliquer un peu ce que je fais en Haïti.

En gros, je mène une recherche féministe dans le cadre de ma maîtrise avec quelques femmes de Lhomond. Sur le plan plutôt théorique, je m’intéresse d’abord au concept d’empowerment, qu’on pourrait résumer très grossièrement, en français, comme le processus de renforcement du pouvoir d’une personne. Mais de quel(s) pouvoir(s) parle-t-on ici? À travers mes deux-trois lectures sur l’empowerment des femmes en contexte de développement international, je suis tombée sur quelques personnes (Charlier, 2006; Kabeer, 1999; Oxaal & Baden 1997) qui identifiaient quatre types de pouvoir. Le pouvoir intérieur (confiance en soi, estime de soi, prise de décision), le pouvoir de (accès et contrôle des ressources pour agir, éducation, compétence, etc.), le pouvoir avec (conscience collective critique, capacité à se rassembler pour une même cause) et finalement le pouvoir sur (influence des autres sur soi et vice versa, domination, rôle des institutions et de la société sur notre vie).

C’est bien joli tout ça, mais qu’est-ce que je fais avec ça en Haïti? Et bien j’avais envie de parler avec du vrai monde, avec des femmes extraordinaires qui habitent dans le milieu très rural en Haïti qu’est Lhomond et qu’on n’entend pas souvent parler. Je suis donc venue ici leur poser plein de questions et, dans leur incroyable générosité, elles ont accepté d’y répondre. J’ai même dû refuser des participantes. En leur posant des questions, j’essaie de comprendre leurs perceptions de chacun de ces pouvoirs dans leur vie. Est-ce que cette façon de décortiquer l’empowerment d’une personne nous en apprend plus, nous aide à mieux comprendre sa situation et à travailler plus intelligemment avec elle? Est-ce que cette façon de voir les choses est pertinente dans leur contexte? Quelles sont leurs perceptions de leur propre empowerment? Ce sont là quelques-unes des questions qui me trottent dans la tête.

Après avoir rencontré individuellement chacune des 10 participantes, nous nous sommes rencontrées en groupe pour regarder des vidéos de projets menés par des femmes de milieu rural d’autres pays dans le monde. Ça nous a permis de contraster la situation de ces femmes avec celle de Lhomond et de discuter de plein de sujets reliés aux quatre types de pouvoir. Une fois que j’aurai analysé de façon préliminaire leurs réponses, je vais rencontrer chacune des femmes individuellement à nouveau pour leur présenter ce que j’ai retenu de leurs propos (elles pourront me dire si je suis dans le champ ou non) et pour leur poser encore une fois une foule de questions, leur permettant, peut-être, d’approfondir leurs réponses. Enfin, j’espère pouvoir organiser une troisième rencontre de groupe pour leur demander carrément leur avis sur les quatre pouvoirs et pour retravailler, avec elles et à partir de leurs commentaires, le modèle.

Je vous ai dit dans mon dernier article que ces femmes m’avaient redonné le sourire. À la fin de notre deuxième rencontre de groupe, elles ont décidé de continuer à se rencontrer par elles-mêmes pour discuter des enjeux auxquels elles font face et pour éventuellement se trouver des projets à réaliser qui pourraient les aider à améliorer leurs conditions de vie. Elles étaient tellement enthousiastes, elles parlaient toutes en même temps (vraiment l’fun pour le verbatim). Nous sommes même restées dans le noir, dans la petite salle sans éclairage à discuter alors que la nuit était tombée depuis un bon moment déjà. Chacune est ensuite rentrée chez elle sous la pluie, les pieds pleins de boue et le sourire aux lèvres.

Je ne sais pas si le modèle théorique que je vous ai présenté sommairement plus haut va vraiment nous aider à mieux comprendre la complexité de l’empowerment des femmes haïtiennes. J’espère que ça nous aidera un peu et que ça informera les actions de ceux et celles qui voudraient travailler au développement de Lhomond. L’un des objectifs de la recherche féministe est de favoriser l’empowerment à la fois de la chercheure et des participantes. Si je connais déjà le résultat dans mon cas, je ne peux qu’espérer que l’impact du projet de recherche sur ces femmes soit aussi positif sur elles qu’il l’est sur moi.

Si la recherche féministe peut sembler, aux yeux de notre premier ministre provincial, comme quelque chose qui ne soit pas concret, j’aimerais bien lui parler de ce que je fais. Je trouve ça pas mal concret de mon point de vue, même si l’envergure de mon projet est petite. J’aimerais bien lui expliquer qu’avant de faire n’importe qu’elle « action concrète » pour l’égalité entre les hommes et les femmes, il faut bien comprendre la situation, il faut développer les outils pour la comprendre et prendre nos décisions en fonction de l’analyse de la situation que permet souvent la recherche et ses outils. Je lui dirais par ailleurs que ça vaut aussi pour l’éducation, pour l’économie, pour l’environnement, pour les services sociaux et pour tous les autres domaines où son gouvernement aligne les décisions désastreuses.

 

 

——————-
Références pour les nerds féministes comme moi :
Charlier, S. (2006b). L’économie solidaire au féminin : quel apport spécifique pour l’empoderamiento des femmes ? Une étude de cas dans les Andes boliviennes. Université catholique de Louvain-la-Neuve, Louvain-la-Neuve.
Kabeer, N. (1999). Resources, Agency and Achievements: Reflections on the Measurement of Women’s Empowerment. Development and Change, 30, 435464.
Oxaal, Z., & Baden, S. (1997). Gender and empowerment: definitions, approaches and implications for policy : briefing prepared for the Swedish International Development Office (Sida). Brighton: BRIDGE, Institute of Development Studies.

« Just a little bit too difficult »

Peut-être que ma mémoire me fait défaut, mais il me semble que c’est au congrès national 2014 d’Ingénieurs sans frontières Canada que George Roter avait dit dans son discours le soir du gala quelque chose comme : « To grow as a leader, you have to take on challenges that are just a little bit too difficult for you. » S’attaquer à des défis juste un peu trop difficiles pour soi. Et bien, en choisissant de venir faire seule mon tout premier projet de recherche dans un village rural en Haïti où l’on ne parle pratiquement que créole, j’étais en plein dans cette zone proximale de développement, comme le disent les autres nerds d’éducation tels que moi. Peut-être même un peu trop dedans.

Malgré le fait que je connaissais déjà le milieu et ses magnifiques personnes, malgré le fait que ce soit moi qui ait décidé de venir ici, seule et aussi longtemps, malgré l’année de préparation intense, malgré les félicitations de mes co-directrices de recherche par rapport à l’efficacité de ma collecte de données (ça avance super bien : 10 entrevues individuelles et deux entrevues de groupe en trois semaines), les dernières semaines ont été difficiles et éprouvantes. Je me couche très tôt chaque soir, je vais courir chaque matin, j’ai une alimentation équilibrée… Pourquoi alors est-ce que je n’arrive pas à avoir le coeur léger? Pourquoi ne suis-je capable de me concentrer que sur les choses qui me dérangent dans la culture haïtienne et non sur ce que j’aime et qui m’inspire? Pourquoi certains détails futiles me tombent sur les nerfs à ce point-là? Pourquoi est-ce que j’ai envie de tout sacrer ça là même si mon projet fonctionne mieux que je ne l’espérais?

Docteur Juliana, avec qui j’ai fait mes premiers pas en Haïti, a posé avec une grande sagesse et une voix toute réconfortante son diagnostic : le choc culturel. Mettre des mots sur ce que j’ai est déjà rassurant. Je fais quoi ensuite? On m’a appris à prendre soin de ma santé physique, mais pas de ma santé mentale. En fait, on ne parle pas souvent de santé mentale.

Au début, j’ai essayé les sacs de Cheetos. Ça fonctionne pour les petits creux de vague (et les creux d’estomac aussi), mais quand la houle est trop forte et qu’on se trouve au minimum de son amplitude, les petites crottes de fromage orange-fluo n’arrangent rien. Je me suis donc rendue à Port-au-Prince pour profiter, pendant quelques jours, du luxe de la grande ville avec son électricité, son eau courante, son Wi-Fi permettant de skyper et la présence de mon amie Sherly. Quel désarroi de constater que, même là, je me retrouvais couchée en boule à pleurer dans mon lit le soir avant de m’endormir. Que me fallait-il donc faire? Attendre que ça passe?

Je suis donc revenue à Lhomond vendredi avec cette maudite question : que faire pour passer à travers? Que faire lorsque, sans avertissement, je sens monter cette vague en moi, ce mélange de panique, de tristesse et de détresse? Alors que je la sentais monter, la p’tite vague, j’ai eu ce réflexe que j’ai (ou que j’essaie d’avoir) souvent quand je cours le matin et que j’ai envie de me gâter une p’tite minute de marche ou de ralentir la cadence : je l’ai attaquée de front, je l’ai cassée la vague. Je lui ai montré que j’étais plus forte qu’elle et ça m’a fait exactement le même effet qu’à la course : c’était difficile, ça demandait un effort mental et physique, mais ça me permettait de continuer encore un peu plus loin. Un peu comme un sprint contre une bourrasque de vent. C’est la seule réponse, la seule solution que j’ai trouvée pour le moment : continuer mon entraînement de course physique et mentale/émotive. Je me rabats aussi sur les Cheetos de temps en temps.

Toutefois, il y a des jours où la vague est juste trop grosse, où mon truc ne fonctionne pas malgré toute ma bonne volonté. Il y a des jours aussi où on n’est pas capable de se gâter le marathon, où on a seulement l’énergie pour faire un petit 5 kilo bien tranquillo pis c’est correct. J’ai le droit de pleurer de temps en temps. Tout autant qu’on a le droit de pogner la grippe ou la tourista, notre tête a le droit d’être malade aussi et c’est pas parce que les symptômes sont invisibles (ou peu visibles) qu’il ne faut pas y faire attention. Ça vaut pour le choc culturel comme pour tous les autres états de santé mentale, quels qu’ils soient.

Mon défi, c’est sur ce plan-là qu’il est juste un petit peu trop difficile pour moi. Sauf que, vous savez quoi? J’apprends en tabarouette. Un ami m’a écrit aujourd’hui « I feel like I’m growing up right before my eyes. » Il a réussi à mettre des mots sur ce que je ressentais également : je grandis un peu plus chaque jour, parfois à un rythme que je peine à suivre.

Aujourd’hui, j’ai trouvé le courage, l’humilité et l’énergie pour écrire cet article et c’est surtout grâce aux femmes qui participent à mon projet de recherche et qui, samedi soir, lors de notre deuxième entrevue de groupe, m’ont absolument épatée, inspirée, motivée et redonné le sourire! Cette histoire, toutefois, mérite un article à part entière.

Je terminerai en remerciant toutes celles et tous ceux qui me supportent de loin, que ce soit en lisant mon blogue, en m’écrivant des petits mots ou en me lâchant un coup de fil!

Lapli ap tonbe

Jeudi matin, je reviens de faire une petite course. Trois kilos bien tranquillo. Tout le monde me félicite sur le fait que je suis une « grosse fille » depuis que je suis arrivée à Lhomond : j’ai compris le message. Alors que je reprends mon souffle assise sur le perron de ma maison, l’averse commence… Tranquillement, quelques gouttes d’abord puis, le torrent! Ça tombe et c’est pas parti pour arrêter! Je danse sous la pluie, heureuse de ce premier lavage gratis.

En Haïti, on dit que la pluie amène le choléra. C’est peut-être pour ça que les gens restent chez eux quand il pleut… En fait, c’est plutôt l’ONU qui a malencontreusement amené le choléra en Haïti en 2010. Le problème, c’est qu’avec les (très) faibles infrastructures sanitaires, ici, quand il pleut, la pluie ruisselle sur les mornes, emmenant tout ce qu’elle trouve avec elle y compris des déchets humains potentiellement contaminés par le choléra. Cette belle eau se retrouve alors dans les rivières et ruisseaux où les gens se lavent, lavent leurs vêtements et parfois vont chercher de l’eau. Mélange explosif… D’où le lien entre la pluie et la hausse des cas de choléra. Tranche de science.

J’étais quand même enchantée de voir les mornes des alentours trempés par cette pluie qui ne voulait pas s’arrêter et je suis certaine que mon ami Jude et tous les agriculteurs et agricultrices de la région l’étaient tout autant. Jude, en plus d’être enseignant à l’école où j’ai travaillé en 2014, est apiculteur avec son frère. Depuis quelques années, il arrive à peine à produire du miel parce que lapli pap tonbe. La pluie ne tombe pas. Cette année, à peine un gallon. Il a quand même eu la générosité immense de m’en offrir une petite bouteille : le meilleur miel que j’ai goûté (désolée Johnny). C’est la même chose pour les autres personnes qui travaillent en agriculture ici et dans de nombreux autres pays dits « du Sud » : pas de pluie, pas de récoltes, pas de revenus.

Les changements climatiques, c’est pas des blagues. Ce n’est pas une lubie des intellectuels de Greenpeace, monsieur Tremblay. Les changements climatiques, c’était hier; déjà, nous sommes en retard. Au Canada, le prix des aliments importés augmentera probablement, mais nous avons des réserves, nous ferons des choix de consommation différents, nous ne mourrons pas de faim parce que la récolte a été moins bonne cette année et que les choses n’iront pas en s’améliorant. Pour les gens qui dépendent du climat pour survivre, les changements climatiques sont bien réels et les conséquences se font sentir chaque jour.

Évidemment, je trouve qu’il est important de conserver notre patrimoine naturel, de conserver nos rivières limpides et de laisser les animaux gambader librement dans les champs. Évidemment. Toutefois, ce n’est pas la première raison qui me pousse à limiter le nombre de cossins que j’achète et surtout que je jette, à me déplacer à vélo, à compenser mes déplacements en voiture ou en avion par la participation à des programmes de compensation, à manger local et bio le plus possible. La raison la plus importante pour moi de lutter contre les changements climatiques en est une de justice sociale. Ce ne sont pas ceux et celles qui contribuent le plus aux changements climatiques (« le Nord ») qui en feront les frais, mais bien ceux et celles dont le revenu dépend du climat (« le Sud »).

Chaque personne a ses propres raisons de lutter (ou non) contre les changements climatiques. Je vous ai partagé la mienne en espérant vous en donner une de plus pour que nous continuions à changer nos habitudes de consommation et nos politiques environnementales, ici comme dans notre travail à l’international.

« They know we are coming… »

Nous sommes le 21 janvier 2016. Je suis en transit à l’aéroport d’Atlanta, l’embarquement du vol pour Port-au-Prince se fera dans quelques minutes. Je me sens fébrile, mais à la fois nerveuse d’arriver de soir dans une ville secouée depuis plusieurs jours par des manifestations quelque peu violentes. Assise sur un banc de l’aire d’attente, essayant de terminer une salade de pâtes trop sauceuse avant d’embarquer dans l’avion, j’observe la faune avec qui je ferai le trajet. Ce qui me vient immédiatement en tête : c’est terriblement blanc! Je remarque un groupe de personnes qui portent toutes le même chandail rouge, on dirait un groupe de coopérants et coopérantes faisant partie d’une institution religieuse quelconque. Je me retiens tant bien que mal de juger. Qui sait, j’aurai peut-être l’occasion de discuter avec eux dans l’avion?

Comme de fait, je suis assise aux côtés de deux femmes membres de ce groupe et une troisième se trouve à ma droite, de l’autre côté de l’allée. Je ne me souviens plus de comment la conversation a commencé, mais je me souviens de ces quelques extraits qui sont, pour moi, assez parlants :

Moi : So where are you going in Haiti?

Derrière l’énorme accent anglais (américain) de ma voisine qui me répond, hésitante, je comprends qu’elles se rendent à Grand-Goâve. Je leur demande ce qu’elles vont faire là-bas.

Ma voisine : Oh, we are going to build houses, educate people by giving trainings, pray for the sick, all these kinds of things.

Moi : How long are you staying there?

L’autre femme : 9 days.

Ma voisine : And you, where are you going and what will you be doing?

Moi : I am visiting friends in Lhomond, a small community in a rural area, an hour or so further than Grand-Goâve. I’ll be staying 3 months and a half so I can do a research project with them.

Ma voisine : Wow, for how long have your friends been there?

Moi : Well… They were born there, that’s where they’ve always lived.

Ma voisine : Oh! They are Haitians!

Moi : Yes… ehm… And how do you feel about the protests going on in Port-au-Prince?

Les deux : Which protests?

Moi : Well, there is the presidential election on Sunday and one candidate said he’s not running because he believes the election committee is against him as well as the international community. Therefore, people are protesting because they don’t want a presidential election with a single candidate.

L’autre femme : Oh… We were not aware of that! They [les organisateurs de leur « mission », j’imagine] did not tell us about this.

Moi : Are you going to Grand-Goâve tonight?

L’autre femme : Yes we are going directly there on a bus.

Moi : Okay well be safe because friends told me that there were several spots where the road was blocked by protesters on the national road #2, which is the only way to Grand-Goâve. I hope you’ll be able to get there tonight.

L’autre femme : Oh, they know we are coming so they will let us go, no problem!

Ne sachant trop quoi répondre à cela, je me plonge dans la lecture de mon livre Killing with Kindness : Haiti, International aid and NGOs…

Nous atterrissons enfin à PAP. Le coeur veut me sortir de la poitrine et je ne sais pas si c’est parce que j’ai peur de faire le trajet de soir vers chez Sherly ou bien si c’est parce que je suis tellement heureuse d’être ici. Alors que nous attendons que l’avion se vide tranquillement, j’écoute malgré moi une jeune fille blanche parler un créole impeccable avec sa voisine haïtienne. Je comprends peu à peu qu’elle a emménagé ici à l’âge de 7 ans avec sa famille et qu’elle revient chez elle, à Petit-Goâve, après une visite de la parenté aux States. La femme qui était à ma droite, de l’autre côté de l’allée, et qui faisait également partie du groupe-aux-chandails-rouges interrompt la jeune fille : « Excuse me, which language were you speaking? »

La fille : Ehm, creole.

La femme, candide : Wow, that’s wonderful!

Découragée, je prends mon sac et je me lève pour sortir de l’avion. Décidément, on n’est pas sortis du bois!

Le but ici n’est pas de juger ce groupe de coopérants et coopérantes, de dire qu’ils et elles sont comme ci ou comme ça. Je crois sincèrement que les femmes avec qui j’ai parlé étaient animées des meilleures intentions. Ça m’a toutefois fait penser à une discussion que j’ai eue avec des amis en revenant du congrès national d’ISF sur le fait que ce qui compte, c’est l’impact et non les intentions. Si ton impact est minime car inefficace ou pire, s’il est négatif, même si tu avais les meilleures intentions du monde, au final tu as fait du tort et tu as gaspillé des ressources que d’autres auraient utilisé d’une meilleure façon. Comment, en 9 jours, sans parler un mot de créole et sans visiblement connaître le contexte du pays, est-il possible d’aider en quoi que ce soit au développement d’Haïti? Le volontourisme, c’est à ce point là et c’est rendu un problème ici, dans ce pays qu’on appelle tristement la « République des ONG ». Imaginez si tout cet argent dépensé en billets d’avion, en salaires, en vaccins, etc. était injecté directement en Haïti par des haïtiennes et haïtiens conscients du contexte et des besoins.

Cette semaine, c’est la semaine du développement international. L’an dernier, j’avais eu la chance de participer au colloque de l’EUMC-Laval où j’avais justement discuté de la faible efficacité du bénévolat à l’étranger par rapport à celle des actions faites au Canada pour changer nos habitudes de consommation et nos politiques internationales. Cette semaine du développement international nous offre une excellente opportunité de discuter de pourquoi et surtout de comment nous devrions investir dans ce qu’on appelle le « développement international ».

 

Lakay se lakay

Il y a une semaine, j’arrivais enfin à Lhomond, un petit village sur la route entre Miragoâne et Fond-des-blancs. Avec tout ce temps passé chez mon amie Sherly à Thomassin, quartier de Port-au-Prince juché sur la montagne, j’avais presque oublié la chaleur pesante du soleil qui tape sur la route de terre plus cabossée que jamais de Lhomond.

Plus on s’approchait du village, plus je sentais une espèce de légèreté, un bien-être… Je sentais le stress tomber, je m’approchais un peu plus de mon objectif, j’allais retrouver ma communauté haïtienne. Nous étions déjà passés chez Donnise, qui habite désormais dans sa nouvelle maison de Des-Ruisseaux, le long de la route nationale. Nous étions folles de joie et je retenais mes larmes, essayant de contenir ce trop-plein d’émotions.

Nous nous arrêtons devant mon ancienne maison que j’allais bientôt retrouver. Je me garoche littéralement en dehors de la voiture et je cours vers la maison d’Amandine et Enise, tellement enthousiaste à l’idée de les revoir. Je suis interceptée dans ma course par quelques-uns de mes anciens élèves qui avaient l’habitude de traîner chez nous et qui me sautent au cou : « Nou kontan wè ou anpil! » Moi aussi, les gars, je suis contente de vous revoir! Je revois ainsi toute la journée mille visages souriants, mes craintes s’estompent et j’ai les yeux mouillés.

J’ai retrouvé Lhomond, ce petit coin de paradis qui change peu à peu mais dont le coeur est toujours bien là, intact. J’ai retrouvé ses enfants et leurs rires, son marché où les timachann étaient bien contentes elles aussi de me retrouver, ses fruits et légumes fraîchement cueillis, son rythme lent exempt de tout stress, ses chants, ses couchers de soleil sur le morne d’en face… « Lakay se lakay » ai-je dit en arrivant ici. Home sweet home.

 

Évidemment, tout ça est idéalisé à fond. Lhomond a aussi ses côtés moins paradisiaques. Vivre à Lhomond, ça veut dire vivre sans électricité, à moins d’avoir la chance comme moi d’avoir un petit panneau solaire pour charger ton téléphone et pour t’éclairer le soir. Vivre sans électricité ça veut dire vivre sans réfrigérateur, laver tes vêtements à la main, cuisiner sur le charbon, piler tes haricots au pilon, etc. Vivre à Lhomond, c’est aller chercher de l’eau au puits, c’est la bécosse pleine de fourmis dans le fond de la cour, c’est avoir toujours beaucoup de monde sur son perron le soir même quand on a envie d’être seule, c’est se laver à l’eau froide avec un bokit d’eau, c’est se faire manger par les mouches et avoir peur de pogner le virus Zika ou la malaria…

Est-ce que tout cela, ça veut dire que c’est un endroit où il ne fait pas bon vivre, où la vie est difficile? Pas du tout, au contraire! Je pense que ça dépend de ce qui est important pour chacun et chacune de nous dans la vie. De quoi avez-vous vraiment besoin?

Même si je connaissais l’endroit et ses merveilleuses personnes, en arrivant ici, j’avais la crainte de m’imposer, d’être « encore une autre étrangère venue faire de la recherche sur les femmes haïtiennes », d’avoir malgré moi cette attitude néo-colonisatrice qu’ont plusieurs chercheurs et chercheuses dits du Nord en étudiant « le Sud ». J’ai plutôt été accueillie par des sourires, des embrassades, des « tu nous a manquée! », des « alors, tu restes un an cette fois, n’est-ce pas? Trois mois, ce n’est pas assez! » et autres mots doux. Quel réconfort. J’essaie toutefois de garder cette attitude d’ouverture aux autres, d’avoir une relation égalitaire et toute particulière avec chacune des personnes habitant Lhomond et ce pays mal compris qu’est Haïti.

« Ayiti se yon peyi tèt chaje! »

Je termine ma première semaine en Haïti (déjà!) et c’est seulement à ce moment-ci que je trouve l’inspiration pour écrire mon premier article de blogue. En fait, je n’avais pas vraiment le choix de vous parler de la situation politique actuelle qui me garde à Port-au-Prince depuis mon arrivée jeudi dernier, mais je ne voulais pas vous en donner un portrait bâclé. Voici donc un humble résumé de ma compréhension de la situation…

Le premier tour des élections présidentielles a eu lieu le 25 octobre dernier, laissant passer au second tour deux candidats : Jude Célestin, du parti LAPEH, et Jovenel Moïse, du parti PHTK, le parti du président au pouvoir en ce moment. Le deuxième tour des élections présidentielles devait avoir lieu le 27 décembre, mais il a été reporté au 24 janvier, soit dimanche dernier. Or, la semaine dernière a été marquée par plusieurs manifestations violentes, dont ces locaux incendiés à Léogâne et aux Gonaïves, et par l’annonce par Jude Célestion de son boycott des élections du 24 janvier puisque le Conseil électoral provisoire (CEP) était biaisé en faveur de l’autre candidat et que la communauté international (en particulier les États-Unis) seraient en faveur de Jovenel Moïse et du PHTK. En raison de l’agitation créée par la perspective d’élections présidentielles à un seul candidat (#Démocratie), le 2e tour a été annulé. Bon. Qu’est-ce qui se passe maintenant?

La communauté internationale, plus particulièrement les pays dits « amis d’Haïti » (France, Canada, États-Unis), s’en donnent à coeur joie dans les avis politiques et les conseils sur comment être démocratique (ici, ici et ici). Loin de vouloir une sortie de crise et un résultat démocratique fiable, ces « amis d’Haïti » essaient plutôt, selon moi et plusieurs autres, de garder un certain contrôle sur le pays et un lien fort avec le pouvoir : le Canada protège ses intérêts miniers dans le pays, les États-Unis leurs intérêts économiques (on dump du riz et on fait faire du linge cheap) et géopolitiques (#Cuba) et la France… la France s’occupe de son ancienne colonie à qui elle doit encore 21 milliards. Avec des amis comme ça, on n’a pas besoin d’ennemis en tout cas! S’il y a un seul lien sur lequel vous devriez cliquer, c’est celui-ci, qui présente l’excellente analyse de Joris Willems.

Une partie de la population attend la création d’un nouveau CEP qui serait « neutre » et représentatif de tout le pays (la gang de Guy Philippe entre autres), ce qui n’arrivera que difficilement avant le 7 février. Pourquoi cette date? Ce sera alors la fin du mandat de l’actuel président Michel Tèt Kale Martelly, l’équivalent haïtien d’Éric Lapointe qui serait devenu PM du Canada. En Haïti, un président ne peut obtenir plus de deux mandats et ceux-ci ne doivent pas être consécutifs. Cela a été ajouté à la constitution après 30 ans de dictature duvaliériste. Cependant, on sent depuis un bon moment les tendances dictatoriales de Martelly, surtout avec les nombreux décrets qu’il a alignés au cours des derniers mois…

Enfin, une solution qui, bien qu’imparfaite, semble relativement probable est la prise du pouvoir par un gouvernement provisoire qui serait chargé de constituer un nouveau CEP et d’organiser le 2e tour des élections. La question est : qui ferait partie de ce gouvernement provisoire? Qui serait à sa tête? C’est pas gagné.

En raison des nombreuses manifestations et des blocages de la route 2 (seule route pour me rendre à Lhomond), j’ai décidé de rester un peu plus longtemps dans la capitale, chez une amie très généreuse qui habite dans un quartier éloigné du centre-ville qui s’appelle Thomassin. Je devrais partir vendredi ou samedi pour Lhomond, où le rythme de vie est définitivement plus calme…

J’admire les haïtiennes et haïtiens qui, grâce à leur mobilisation (quoique parfois violente) dans la rue, ont réussi à faire annuler des élections où un seul choix allait leur être proposé. Les débats enflamment maintenant les différentes chaînes de radio sur les issues potentielles à cette « crise électorale ». J’adore la ferveur de l’intérêt politique de la population, mais, parfois j’ai envie de me dire comme cet homme interviewé dans la rue sur son opinion par rapport aux événements des derniers jours : « Ayiti se yon peyi tèt chaje! »

———

* Si m genyen zanmi yo ayisyèn epi ayisyen ki ka pote plis enfòmasyon an sou sityasyon sa a, m ta renmen sa anpil si nou kap ekri sa nan seksyon komantè a. 🙂

Ayiti cheri

IMG_4852

Nous avons quitté Lhomond dimanche après-midi dans les larmes, mais avec un sourire au fond du cœur. Malgré la tristesse des adieux que nous voulions des au revoir, nous avions toutes les raisons du monde de sourire :

La fête de Noël avec les enfants de l’école, tous bien vêtus et bien peignés, qui avaient préparé discours, scénettes et chansons avec les enseignants ;

Les discours des enseignants et de Bernard qui nous remercient pour notre travail, mais qui remercie également toute la communauté de nous avoir si bien accueillies (et Bernard qui remercie au passage la dame qui nous vendait de la bière, partageant avec tous les parents le fait que nous aimions beaucoup la Prestige haïtienne) ;

Nos échanges et embrassades complices avec nos femmes chéries, Amandine, Ènise et Donnise, qui scandent maintenant avec nous, un peu timidement et en riant, « femmes d’Haïti libres ! » (ok, on a peut-être un peu contribué à démarrer le mouvement féministe de Lhomond) ;

Bernard qui ramène, entassé entre nos valises dans le coffre de sa jeep, un beau gros dindon jusqu’à Port-au-Prince.

Nous avons quitté Port-au-Prince lundi après-midi en retenant très fort nos larmes en disant au revoir à Bernard à l’aéroport. Les niaiseries de Bernard aidaient, disons. Lorsque l’avion a quitté la piste, j’avais peine à croire que nous quittions notre Ayiti cheri

J’ai quitté Juliana ce matin à l’aéroport en me disant que ce serait étrange de ne plus partager mon quotidien avec cette femme exceptionnelle devenue une Amie avec un grand « A ». En entrant dans l’autobus qui me ramène en ce moment vers Québec et en n’y voyant que deux autres personnes, j’ai eu le réflexe haïtien de me dire que nous n’étions pas près de partir… Puis, je me suis souvenue qu’ici, on ne se formalise pas trop de transporter trois personnes dans un immense autocar.

——————

À mon arrivée en Haïti, je cherchais cet amour de l’ambiance caribéenne, ce petit quelque chose de spécial que tous ceux qui sont passés par ici disent avoir trouvé sur ce petit bout d’île. J’ai cherché… Puis, je me suis dit que je ça devait être comme l’amour : quand tu arrêtes de chercher, ça te tombe dessus (paraît-il). En me laissant porter par la vague haïtienne, j’ai compris qu’en effet, avec Haïti, c’est toujours une histoire d’amour. Ce n’est cependant pas un petit amour facile, c’est du tough love. Ça me rappelle les mots de Jonathan Katz que je lisais au début de mon séjour et que je comprends un peu mieux maintenant :

« They were words you can truly understand only when you realize that loving Haiti is to come away bruised; that loving Haiti is to love something that may even not love itself, but that it’s still love, after all. »

Il y a quelques jours, j’écrivais à une amie que je sentais mon cœur s’alourdir à mesure que mon départ approchait, mais que ça devait être lourd d’amour. Elle m’a répondu que « c’est dur l’amour des fois. It is like heart training. »

Partir de chez soi, c’est toujours difficile, mais on sait qu’on va revenir. Il y a un billet de retour. Quand vient le temps d’utiliser ce billet, c’est plus déchirant parce qu’on ne sait pas s’il y aura un autre billet ensuite. Alors on quitte notre nouveau chez-nous en se promettant de revenir parce qu’on ne peut pas croire à autre chose.

Il faut partir, partir pour revenir.

———-

IMG_4567

Mèsi Ayiti cheri, mèsi pèp ayisyen pou tout sak ou aprann mwen, mèsi tout timoun yo pou sourir nou epi enèji nou, mèsi pwofèsè yo pou tout travay anpil enpòtan nou te fè ak mwen menm epi ak timoun yo. Map sonje nou epi m pral vini ankò. Pou peyi nou.

————— English version ————–

We left Lhomond Sunday afternoon with tears streaming down our cheeks, but with a smile in our hearts. Despite the sadness of having to say goodbye, we had all the reasons in the world for smiling:

  1. For the Christmas party at the school, children were all well dressed and they had prepared speeches, sketches and songs with their teachers;
  2. The teachers and Bernard did speeches to thank us for our work and to thank all the community who welcomed us so warmly and kindly;
  3. Our fraternal exchanges and hugs with our beloved women, Amandine, Ènise and Donnise, that now say with us, laughing timidly “Femmes d’Haïti libres!” (ok, maybe we helped a little bit to start a feminist movement in Lhomond);
  4. Bernard who brings back to Port-au-Prince in the trunk of his jeep, stacked between our luggage, a nice and big goose.

We left Port-au-Prince Monday afternoon, trying very hard not to cry this time as we were saying goodbye to Bernard at the airport. The eternal jokes of Bernard were helping a lot. When the plane left the runway, I hardly believed that we were leaving our Ayiti cheri

As I left Juliana this morning at Montreal’s airport, I told myself that it would be strange to stop sharing my days with this exceptional woman that became a true friend to me. When I got in the bus that is currently bringing me back to Québec City and I saw there were only two other people, I had the Haitian thought that we were not close to leave… Then I remembered that here, we don’t really mind about having only three persons in a huge bus.

———–

When I arrived in Haiti, I was looking for this love of the Caribbean atmosphere, this little something that all those who came here said they’ve found on this little part of island. I looked and searched… Then, I thought that maybe it was like love: when you stop looking for it, it shows up (apparently). However, it is not an easy love, it is tough love. It reminds me of Jonathan Katz’s words that I was reading at the beginning of my stay in Haiti and that I understand better now:

« They were words you can truly understand only when you realize that loving Haiti is to come away bruised; that loving Haiti is to love something that may even not love itself, but that it’s still love, after all. »

A few days ago, I was writing to a friend and I was telling her that I could feel my heart becoming heavier and heavier as my departure was getting closer and closer, but that it might be heavy with love. She answered me that “c’est dur l’amour des fois. It is like heart training.”

Leaving home is always difficult, but we usually know that we’ll come back. There is a return ticket. When it’s time to use this ticket, it is more heartbreaking because we don’t know if there will be another ticket after. Thus, we leave the new place we now call “home”, making ourselves the promise to come back because we can’t believe in any other option.

We have to leave to come back.